Antonin BIBAL, Principal chez Via ID
Selon le rapport provisionnel “Futurs énergétiques 2050 | 2023-2035 : première étape vers la neutralité carbone” de RTE (gestionnaire du réseau public de transport d’électricité haute tension), le parc automobile français devrait atteindre 42% de véhicules électriques et hybrides rechargeables à horizon 2035, représentant environ 18 millions de véhicules. Cette transition vers une mobilité électrifiée entraînera un accroissement significatif des besoins en électricité, en particulier lors des recharges en soirée. Il est donc crucial de gérer intelligemment la recharge pour maintenir l’équilibre du réseau électrique, surtout pendant les pics de demande.
La généralisation du pilotage de la charge offre de multiples avantages, notamment en réduisant les pics de consommation, en améliorant la flexibilité du réseau électrique, et en favorisant la décarbonation de l’énergie grâce à une augmentation de l’autoconsommation.
En France, les défis pour généraliser ce pilotage sont considérables, car environ 65% des propriétaires de véhicules électriques et 90% des gestionnaires de flottes ne pilotent pas encore activement leur recharge, que ce soit au niveau de la borne ou directement via le véhicule.
L’enjeu de cet article est donc de parcourir les divers enjeux relatifs à un pilotage de la charge des véhicules électriques, du simple pilotage tarifaire jusqu’aux technologies de charge bidirectionnelle (V2X, pour Vehicle-to-Everything).
Des besoins croissants, avec une importante marge de progression de la charge bidirectionnelle
L’augmentation rapide de l’électrification des véhicules en France et en Europe entraînera une hausse significative de la consommation électrique. Toujours selon les prévisions de RTE, la consommation électrique du secteur des transports atteindra environ 86 TWh en 2035, représentant ainsi environ 15% de la consommation totale d’électricité (~615 TWh). Cette forte augmentation de la demande proviendra principalement des véhicules légers, utilisés à des fins personnelles comme professionnelles.
Le graphique ci-dessous illustre les prévisions de RTE concernant la consommation électrique des transports routiers jusqu’en 2050.
Au-delà de la seule explosion du volume d’électricité nécessaire pour le transport routier, un autre enjeu majeur réside dans le pic de consommation observé en soirée, au moment où les utilisateurs connectent leurs véhicules pour une recharge immédiate. Enedis estime que la charge simultanée de 15 millions de véhicules équivaudrait à un besoin de 10,2 GW soit près de 10 réacteurs nucléaires, tandis que le potentiel à l’échelle européenne atteint 35 GW.
Heureusement, des solutions de gestion de la charge sont déjà disponibles, et des innovations émergent progressivement pour transformer le véhicule électrique en un élément clé de la flexibilité du réseau électrique. RTE prévoit que 70 à 85% de l’électricité requise pour la recharge pourrait être gérée à terme.
À court terme, la mobilité électrique s’imposera comme le principal domaine d’électrification, surpassant largement les smart buildings et l’éclairage public intelligent.
Source – EY-Parthenon, 2022 | Le marché français des smart grids en 2030
Le smart charging, de quoi parle-t-on ?
La charge intelligente (smart charging) se décline en trois principales approches, selon leur degré d’optimisation :
- Le pilotage statique : la charge est ainsi planifiée à des horaires fixes, généralement selon une logique tarifaire.
Cette approche consiste à décaler la charge aux heures creuses, généralement la nuit pour ne pas sur-solliciter le réseau. Elle repose sur la communication entre la borne de recharge et le compteur Linky, directement avec le véhicule en télématique depuis le tableau de bord ou via un gestionnaire local d’énergie (Home Energy Management System).
Bien que facile à mettre en œuvre, seulement 35% des propriétaires de véhicules ont recours à du pilotage statique notamment par méconnaissance des offres tarifaires proposées par les énergéticiens. Pourtant EDF estime que la réinjection de kWh par le véhicule sur le réseau lorsque le prix est au plus haut offrirait au propriétaire une compensation financière équivalente à 15 000 km parcourus annuellement.
Cette approche présente un levier certain de flexibilité pour le réseau, mais avec plusieurs limites majeures :
- Le report à des heures creuses de la charge de millions de véhicules peut générer un nouveau pic de consommation, cette fois-ci la nuit ;
- La consommation d’électricité lors de ces heures creuses ne peut s’appuyer sur la production d’électricité d’origine renouvelable et peut nécessiter le recours à de l’importation / utilisation d’énergie davantage carbonée ;
Source – Enedis, décembre 2020 | Opportunité pour le consom’acteur et le réseau public de distribution d’électricité
- Le pilotage dynamique (V1G) : la recharge s’adapte en temps réel en fonction du prix de l’électricité, de la production d’énergies renouvelables ou de tout autre paramètre (ex : alerte Ecowatt de tension sur le réseau en France).
Cette méthode utilise une connexion internet pour offrir une gestion de la recharge plus précise que le pilotage statique. Elle est nettement plus personnalisée, tenant compte non seulement des besoins spécifiques du conducteur mais aussi ceux du foyer, comme l’heure de départ le matin, le pourcentage minimal de charge souhaité, ainsi que de la capacité du compteur domestique.
Le pilotage s’opère soit via une borne de recharge connectée, avec le compteur Linky, soit directement avec la télématique du véhicule. La majorité des véhicules neufs sont désormais connectés et les OEMs mettent à disposition une application qui permet de contrôler certaines fonctionnalités du véhicule dont la gestion de la charge.
Cette technique est idéalement adaptée aux flottes de véhicules qui bénéficient d’un usage régulier durant la journée, ainsi qu’aux employés qui utilisent des bornes de recharge à horaires fixes sur leur lieu de travail.
- La charge bidirectionnelle (Vehicle-to-grid, V2G) : cette approche est la plus intelligente car elle exploite le véhicule électrique comme un système de stockage et de déstockage d’énergie, capable de réinjecter de l’électricité dans le réseau.
L’utilisation de la batterie pour du stockage électrique soulève une question cruciale sur le risque de vieillissement prématuré des batteries, en raison d’un nombre plus élevé de cycles de charge et décharge. Pourtant une étude anglaise démontre que le smart charging pourrait augmenter de 8 à 12% le SoH (State of Health) de la batterie, prolongeant ainsi sa durée de vie d’environ un an, et ce grâce à une optimisation des cycles de charge.
Cet article se concentre sur l’aspect V2G, bien qu’il existe d’autres formes de mécanismes V2X (Vehicle-to-Anything), telles que la réinjection directe dans un bâtiment (V2B) ou dans un logement individuel (V2H), particulièrement utiles pour ceux qui utilisent l’autoconsommation d’énergie solaire.
Source – Enedis, décembre 2020 | Opportunité pour le consom’acteur et le réseau public de distribution d’électricité
Le smart grid, des atouts variés en faveur d’une mobilité décarbonée
Le pilotage de la charge présente de nombreux atouts, dont les principaux sont :
- Une réduction des émissions de CO2 en minimisant le recours à une électricité carbonée
Diminuer la sollicitation du réseau lors des pics de consommation aide à éviter le recours aux centrales fossiles d’appoint, principalement au gaz, ainsi qu’à l’import/export d’énergie avec les pays voisins européens.
Un autre levier de décarbonation est la maximisation de l’autoconsommation pour les utilisateurs équipés de panneaux photovoltaïques : il est alors judicieux de charger le véhicule durant les périodes de production solaire, donc en journée.
- Une meilleure maîtrise du coût de charge pour le propriétaire du véhicule
Le principal avantage économique du pilotage de la charge réside dans l’optimisation des dépenses en électricité, favorisant les heures tarifaires les moins onéreuses, comme celles des créneaux heures pleines / heures creuses. 63% des conducteurs sont prêts à décaler leur recharge pour alléger le réseau, souvent par une programmation horaire (51%, baisse de 11 points entre 2022 et 2020) ou via l’application mobile du constructeur (29%, hausse de 13 points).
- Un puissant levier d’équilibrage du réseau électrique
Bien que l’expansion du parc électrique augmente les besoins en électricité, les batteries des véhicules électriques peuvent jouer un rôle crucial dans l’équilibrage de la production et de la consommation d’énergie.
L’autonomie des véhicules électriques n’exige pas une recharge quotidienne, sauf pour les usages intensifs B2B tels que les livraisons ou les interventions, mais plutôt hebdomadaires. RTE estime que l’agrégation de 16 millions de batteries (dans un scénario optimiste pour 2035) pourrait représenter une capacité équivalente à dix fois celle des stations de transfert d’énergie par pompage, actuellement utilisée pour équilibrer rapidement le réseau électrique.
Quels sont les freins identifiés au décollage du V2G ?
Comme mentionné précédemment, le V2G (Vehicle-to-Grid) est une méthode de charge bidirectionnelle qui utilise la capacité de stockage de la batterie du véhicule pour réinjecter de l’électricité dans le réseau selon les besoins.
Plusieurs obstacles, de nature diverse, freinent selon moi son adoption :
- Une double taxation menaçant les business models V2G
Historiquement, le stockage énergétique faisait face à une double taxation, lors de la charge et de la décharge de la batterie, car celle-ci est considérée à la fois comme productrice et consommatrice d’électricité. Cette double imposition, qui s’appliquerait aussi en principe aux véhicules électriques, complique les modèles économiques V2G.
La situation de la double taxation varie en Europe : l’Espagne et la Suède ont par exemple supprimé cette taxe de leur régime fiscal, tandis qu’elle subsiste notamment au Danemark et en Grande-Bretagne. Des discussions sont en cours à l’échelle européenne pour réviser la directive de 2023 sur la taxation de l’énergie, visant notamment à éliminer la double imposition de l’énergie stockée. Cependant, la probabilité d’un accord communautaire reste faible, ce qui rend probable la nécessité d’adopter une réglementation spécifique à chaque pays.
- Des ambitions V2G variables selon les pays européens
L’Allemagne et le Royaume-Uni présentent des stratégies particulièrement développées en faveur du V2G.
En Allemagne, le plan directeur sur les infrastructures de recharge fait explicitement référence à la charge bidirectionnelle et le gouvernement soutient financièrement les projets V2G à travers son initiative « Bidirectional Fleet Power Plant 2025 », sans oublier les primes supplémentaires pour les projets intégrant des panneaux photovoltaïques, des systèmes de stockage et des bornes de recharge.
Au Royaume-Uni, le Department for Energy Security and Net Zero finance les programmes visant à industrialiser les offres V2X.
Le schéma ci-dessous illustre l’hétérogééité du cadre réglementaire et fiscal européen en matière de V2G.
Source – smartEN, 2023 | V2X Enablers and Barriers: Assessment of the regulatory framework of bidirectional EV charging in Europe
- Peu de modèles de véhicules électriques sont actuellement compatibles V2G
Actuellement, peu de modèles de véhicules électriques sont compatibles avec le V2G. Nissan demeure le principal constructeur offrant une gamme de véhicules adaptés au V2G, tandis que d’autres constructeurs asiatiques, tels que Hyundai (modèle IONIQ), Kia et Mitsubishi (modèle iMiev), n’ont que quelques modèles compatibles. Le constructeur nippon fait même office de précurseur, car ses modèles Leaf sont compatibles depuis 2010 grâce à ses prises CHAdeMO (type de prise désormais en déclin) et vient même de lancer sa propre offre V2G au Japon : Nissan Energy Share.
Les constructeurs occidentaux ont longtemps été en retard concernant le V2G, en partie car cela nécessitait l’adoption du standard japonais CHAdeMO. Le standard CCS 2, maintenant compatible V2G, est utilisé par presque toutes les marques européennes. Dans ce contexte, Renault a introduit le V2G au deuxième semestre 2024 avec le lancement de la Renault 5 électrique, développée en partenariat avec la startup allemande The Mobility House.
Cette voiture se distingue par sa compatibilité V2G intégrée dans son chargeur embarqué, permettant l’utilisation de la charge lente puisque la conversion AC/DC se fera directement à bord.
- Une harmonisation des protocoles de communication encore imparfaite
L’interopérabilité des systèmes de communication entre les bornes de recharge, les véhicules électriques et les opérateurs de réseau est cruciale.
Ces communications doivent aussi assurer la confidentialité des données et se protéger contre les cybermenaces. Plusieurs normes internationales existent dès à présent, notamment la norme IEC 61851-1, qui couvre la communication pour le contrôle des processus de charge, et la norme ISO 15118-20, spécifique aux communications V2G. Cette dernière permet un contrôle dynamique des échanges et exige l’utilisation du protocole Transport Layer Security (TLS) pour sécuriser les données.
Cependant, la norme ISO IEC 15118 est uniquement applicable aux véhicules équipés de prise CCS (standard européen). Les modèles utilisant les prises GB/T ou CHAdeMO, très répandus en Chine et au Japon et principales alternatives à CCS, ne supportent pas cette norme.
Le smart grid, où en sommes-nous réellement ?
Le déploiement du pilotage V2G en Europe est encore à ses débuts. En 2022, RTE a certifié pour la première fois l’utilisation d’une flotte d’entreprise pour contribuer à l’équilibrage en temps réel du réseau électrique, une avancée rendue possible grâce à la technologie développée par Dreev, une coentreprise entre NUVVE et EDF.
Plusieurs projets notables sont en cours d’expérimentation en Europe. Hyundai collabore avec la ville d’Utrecht et l’opérateur We Drive Solar pour solliciter une flotte d’IONIQ 5. Le projet EVVE, porté par EDF avec notamment BNP Paribas Mobility, Enedis, Stellantis, et Volkswagen Group France, vise à installer 800 bornes V2G en Europe d’ici fin 2024. Enedis, de son côté, a travaillé pendant 3 ans avec un consortium de 13 industriels, dont Renault et Stellantis, sur le projet aVEnir.
En parallèle, RTE a élaboré plusieurs scénarios de pilotage de la recharge à l’horizon 2035 (voir schéma ci-dessous). Son rapport prévisionnel “Futurs énergétiques 2050 | 2023-2035 : première étape vers la neutralité carbone” révèle ainsi que le pilotage tarifaire restera à moyen terme le principal cas d’usage, tandis que le V2G ne représenterait que 3% des charges dans le scénario le plus optimiste.
Nos convictions : le software au service de la monétisation de la charge pilotée
Plusieurs business models de pilotage de la charge, qu’elle soit statique, V1G voire V2G, nous semblent particulièrement pertinents dans les années à venir.
Parmi les fonctionnalités indispensables à proposer, nous identifions notamment :
- La capacité à définir un persona conducteur
Illustration startup : le suédois Theter, alumni Techstars 2023, analyse les habitudes du conducteur pour lui proposer un pilotage personnalisé de sa charge. Elle modélise explicitement les gains monétaires, environnementaux et l’extension de la durée de vie de la batterie.
- Une intégration par API dans les applications mobiles tierces
Illustration startup : le norvégien Enode développe des API qui facilitent l’intégration du pilotage V2G directement dans l’application mobile du constructeur ou de la borne de recharge utilisée par le conducteur. Les API d’Enode exploitent des données externes pertinentes, comme les prix spot du marché électrique européen ou l’état de charge du véhicule. Enode est notamment utilisée en marque blanche par le fournisseur estonien de bornes Vool.
Un autre acteur spécialisé dans les API de smart charging est le britannique ev.energy qui adresse aussi bien les particuliers que les gestionnaires de flotte.
- Un dashboard global d’energy management pour optimiser l’autoconsommation
Illustration startup : L’allemand Lade propose pour sa part une plateforme de gestion énergétique globale, nommée LadeGreen, qui coordonne via son intelligence artificielle propriétaire la production photovoltaïque avec les besoins de charge des véhicules.
Youree, une startup française, va plus loin en intégrant un module de compatibilité carbone, permettant un suivi précis de l’empreinte carbone de chaque véhicule
Conclusion : le V2G, loin d’être la solution ultime pour la charge pilotée
Le pilotage de la charge des véhicules électriques va devenir essentiel en raison de l’électrification massive des usages et de son rôle clé potentiel dans l’augmentation de la flexibilité du réseau énergétique. Toujours selon les scénarios de RTE, la recharge pilotée jouera un rôle prépondérant d’ici 2050, avec 45 à 70% des conducteurs utilisant un pilotage unidirectionnel et jusqu’à 20% adoptant des solutions bidirectionnelles type V2G.
Si le V2G présente effectivement un potentiel significatif pour améliorer la flexibilité du réseau, sa généralisation n’est pas assurée. La réalisation de cet objectif nécessiterait la création d’un nouvel écosystème énergétique intégrant énergéticiens, régulateurs publics, constructeurs automobiles, et fournisseurs de bornes de recharge. Cela implique des défis majeurs d’harmonisation des normes et des protocoles pour assurer l’interopérabilité et le contrôle à distance de tous les équipements concernés.
Il est probable que le pilotage dynamique devienne le cas d’usage prédominant car il est plus simple à déployer et offre des bénéfices considérables sans les complexités réglementaires et techniques inhérentes au V2G. Le pilotage dynamique, par sa facilité d’implémentation et son impact direct sur la réduction des pics de consommation électrique, pourrait s’imposer comme la méthode privilégiée pour gérer la demande en énergie des véhicules électriques de manière plus durable et efficace.
Antonin BIBAL, Principal chez Via ID